La défense doit-elle acheter des drônes chinois ?
La stratégie digitale de la défense en matière d'approvisionnement a subi de nombreux revirement qui posent un certain nombre de question à l'ère de la digitalisation des activités de sécurité.
Une note de l'administration Biden remontant à janvier 2021 démontrerait que les drones chinois ou incorporant des composants fabriqués en Chine ne transmettraient aucune information susceptibles d'être récupérées par le gouvernement chinois à des fins d'espionnage. La même étude indique que les drones dédiés à la défense américains seraient 8 à 14 fois plus chers à performance égale. Cette note qui a fuité parait aller à l'encontre de la stratégie d'indépendance technologique américaine des dernières années.
Voici quelques éléments de réflexion pour comprendre la situation et surtout comprendre les futurs choix des Etats-Unis en la matière.
Pourquoi donc s'entêter à acheter des drones nationaux s'ils sont plus chers ?
La réponse est loin d'être immédiate non seulement parce que les annonces qui se succèdent au fil des mois sont contradictoires, mais révèlent des un désalignement d'intérêts, non seulement entre acteurs du privés et du public d'une part, mais aussi au sein des services publics américains.
En 2019, l'administration Trump avait cloué au sol la flotte de 810 drones au motif qu'ils contenaient des composants chinois susceptibles de contenir des failles de sécurité permettant aux services de renseignements chinois de mener des opérations de renseignements via les dits drones.
En 2020, à l'époque de l'administration Trump, Henri Seydoux, le patron français de l'entreprise Parrot célèbre pour ses inoffensifs drones grand public, mais aussi sur les rangs d'un appel d'offre pour fournir l'armée américaine, répétait à qui voulait l'entendre "We must not trust chinese drones". La même année, le chiffre d'affaires de son entreprise perdait 25% à 57 millions de dollars, sur fonds de crise covid, expliquant peut-être cette inhabituelle communication agressive de la part de l'entreprise française.
Fin février2021, la capitalisation du leader américain du drone Skydio s'envolait, pour atteindre un milliard de dollars, à la faveur d'une levée de fonds de $170 millions injectés par Andreessen Horrowitz, sur fond d'annonce du gouvernement américain d'interdire l'achat de drone intégrant des composants chinois.
Mais, voilà qu'en juillet 2021, une note du gouvernement américain Biden remontant à janvier 2021, faisait du fait état du fait qu'à un prix moyen de $2100, ces drones coutait "8 à 14 fois plus cher" que ceux que le gouvernement aurait pu acquérir (auprès de fabricants chinois). La conclusion immédiate qu'appelerait cette note (qui n'a pas la valeur d'une étude en bonne et due forme) serait qu'il serait plus efficace d'acheter chinois.
Les chiffres (que l'auteur de cet article n'a pas vérifiés) sont curieux: d'une part, un drone 14 fois moins cher que $2100, le place à $150. Même au prix de gros, cela parait peu vraisemblable. Il suffit se rendre sur alibaba.com pour constater que l'on ne trouve pas de drones professionnels avec un prix de gros de $150. D'autre part, le chiffre annoncé pour le programme de développement de drône américain du Pentagone de $13 millions paraît faible. Ce chiffre correspondrait plutôt à celui d'un programme français.
Quoiqu'il en soit, on voit bien que le problème de l'indépendance technologique est au coeur de débats qui ne font pas l'unanimité.
Mais quels sont les enjeux et les marges de manoeuvre en la matière ?
D'un côté, on voit bien que dépendre d'une puissance étrangère pour l'approvisionnement en matériel de défense met en position de faiblesse: en 2003, lorsque l'allié américain simplement vexé de ne pas avoir été soutenu, par la France, dans ses résolutions pour le déclenchement d'une guerre en Irak a rompu les approvisionnements en pièces détachées américaines des matériels français (les fameuses catapultes d'avion des porte avions, condamnés, de fait, à rester sur le pont). L'impact a été marginal, puisqu'à l'époque seuls 97% des achats étaient européens et que la France n'était pas en guerre.
Mais cela va plus loin: le système Itar (International Traffic in Arms Regulation) permet d'interdire une vente de matériel contenant des composants américains. Cela a été le cas des ventes de Rafales, qui ont été bloquées à de plusieurs reprises puisqu'ils étaient équipés de missiles Scalp américain: il a suffit que le gouvernement américain indique qu'il ne livrerait pas les missiles pour rendre les Rafales inutiles.
Les Etats-Unis sont, donc, bien placés pour comprendre que la dépendance en matière de matériel de défense, ne se limite pas au plan militaire lui-même.
D'où, des tensions au sein de l'administration américaine, qui pourraient se résumer à quatre questions:
- Quel est le coût de la souveraineté ?
- Quel est le coût acceptable : à partir de quand ce coût est-il trop élevé ?
- Qui paie le surcoût si surcoût il y a ?
- Pourquoi y-a-t-il surcoût ?
Coût de la souveraineté
Selon le site de Safran, les drones liés à la sécurité et à la défense, sont utilisés pour des missions de
- surveillance,
- renseignement,
- alerte,
- guidage des plates-formes de tir et de l'artillerie,
- protection,
- conduite de la manoeuvre,
- détection des menaces.
On peut chiffrer le coût global de ces différentes missions en intégrant, outre le prix du matériel lui-même:
- le coût de la formation et de la maintenance (main d'oeuvre et pièces)
- le coût de la qualité attendu (le matériel le moins cher n'étant pas nécessaire celui qui offre le niveau de qualité
- le niveau de productivité associé
- la durabilité des matériel (qui conditionne directement le coût global annuel)
- le "cash back" généré par l'achat de matériel produit par des marchands nationaux (cotisation sociales, impôts et taxe diverses, participation publique au financement des fournisseurs nationaux). Même si le budget du service public passant commande ne bénéficiera pas de ce cash-back directement, le décideur politique qui a une vision globale peut lui, prendre en comptes les externalités positives liées à cet achat "souverain" dans le coût réel globale
- le coût d'une rupture d'approvisionnement en cas d'embargo de la part du pays fournisseur
A ce stade, évidement, rien ne permet de penser que le niveau de performance ou le coup de la maintenance sont en faveur des fournisseurs nationaux et en défaveur des fournisseurs chinois mais ce sont des éléments de diffusion.
Le coût acceptable
Compte tenu de la sensibilité de ces missions, quelle est la valeur des missions accomplies par ces drônes ?
Accepte-t-on de payer deux fois, trois fois le prix international le plus bas sur la partie matériel (contrairement à une entreprise cherchant à maximiser son résultat trimestriel) pour ne pas être en position de faiblesse ou d'avoir la certitude de pouvoir mener à bien les missions associées au matériel, quelques soit l'état des relations politiques/commerciales/militaires avec un éventuel pays fournisseur ?
Qui paie l'éventuel surcoût ?
Est-ce au service client/à l'administration de régler l'éventuel surcoût lié au surcoût (sur le coût global estimé) lié à un achat souverain ? Aux organismes sociaux qui reverserait une partie des cotisations générées directement par cette commande publique ? A l'administration fiscale qui reverserait une partie des recettes fiscales marginales générées par cette commande ? Au ministère de la souveraineté ? Au ministère de l'industrie ?
Pourquoi y-aurait-il surcoût ?
Lorsque la technologie nationale est la plus performante au global ([qualité globale]/[prix global]) et que l'état a les moyens de se l'offrir, la question de l'approvisionnement auprès d'un fournisseur étranger ne se pose pas ou peu.
En revanche, si la technologie nationale ou ses performances sont en retrait, le problème du surcoût se pose, en particulier
- lorsqu'un pays étranger à prix une avance technologique importante et que la technologie nationale a décroché
- lorsqu'un constructeur étranger bénéfice d'une commande publique lui garantissant des marges minimum tout en lui permettant d'augmenter ses volumes de production
- lorsqu'un constructeur étranger bénéficie d'un marché intérieur suffisamment important là encore, pour lui permettre d'augmenter ses volumes de production et de diminuer les coûts pour lui procurer un avantage prix à l'export
- lorsqu'un pays étranger pratique le dumping, pour tuer la concurrence (ce qu'on fait les constructeurs de panneaux solaires chinois, dans les années 2000, par exemple pour finir par atteindre une position ultra dominante dans le monde 10 ans plus tard)
Si les données du problème sont bien celles qui viennent d'être posées, on en vient à la conclusion que la racine du problème n'est pas le différentiel du rapport performance/prix de court terme entre les drones chinois et américains mais la résultante de la stratégie chinoise visant l'hégémonie, sur le long terme, sur les plans technologique, industriel, économique et enfin, militaire.
Si cette analyse est correcte, la décision rationnelle du côté américain s'impose d'elle-même: favoriser les fournisseurs nationaux, quitte à supporter un surcoût à court terme, de façon non seulement à préserver leur souveraineté sur le court terme, mais surtout garantir la pérennité de leurs fournisseurs nationaux, de façon à être certain d'avoir que seule la question du coût se pose dans le temps, ce qui sera le dernier des soucis du département américains s'il n'existe plus aucun fournisseur maitrisant les dernières technologies de pointe des drones à terme.
Pour une fois, la France reste dans la course, puisqu'elle a encore le choix de la souveraineté, puisqu'elle vu naître l'entreprise Parrot, qui, même si elle possède un siège en Suisse, possède encore un majeure partie de ses équipes en France. Les pouvoirs publics de notre joli pays feront-ils un choix souverainiste en matière de drones ?